Jenny & Jane (Première partie)
13 Décembre 1993
Je fais la connaissance d'une fille qui est avec nous en cours d'Art et d'Histoire de l'Art. Elle se montre très gentille avec moi, ce qui est suffisamment rare pour que je le note. Je m'étais installé sur une chaise, face à la fenêtre, et je regardais les arbres devant l'annexe, car j'avais oublié mes affaires. Et elle venue me voir, pour me demander pourquoi je suis toujours tout seul. Elle a insisté pour que je me mette à côté d'elle les prochaines fois et me serve de son matériel. Puis, elle m'a demandé si je prenais le bus avec elles après les cours ( elle est interne, mais dort ce soir chez Maïa, avec qui je rentre parfois ). Je ne pourrai pas, mais son attention me touche profondément. Certainement beaucoup plus que ce que j'ai pu laisser paraître.
14 Décembre
Elle me dit bonjour dès que j'arrive en Histoire de l'Art. Je finis par apprendre son prénom quand ses copines viennent la voir : Jenny. C’est tout. Mais, juste avant la fin du cours, elle me donne un morceau de la peinture qu'elle vient de finir, daté et signé. Je l’ai regardée faire pendant le cours : elle avait disposé plusieurs couleurs aux extrémités de sa feuille et, en soufflant dessus, les avait fait se mélanger de toutes les manières possibles, pour former une constellation claire et enjouée, mais trouble et torturée, nouée et silencieuse. Ce n'est pas l'œuvre qui est datée : pour moi, c'est notre rencontre, et ce petit cadeau, c'est un appel, un message. Quelque chose entre elle et moi. Le soir, je l'accroche sur le mur face à mon bureau.
16 Décembre
Je l'aperçois, avec ses amies, à midi. Dès qu'elle voit Maïa, elle traverse la cour en courant et saute dans ses bras. Il fait beau : sa joie de vivre éclate, même en plein mois de Décembre. Je rentre en bus avec Maïa. Je n'ose pas lui parler de Jenny. Elle me rend ma cassette de Tori Amos et me dit qu'elle l'a faite écouter à Jenny, qui a beaucoup aimé. Elle joue du piano depuis toute petite.
19 Décembre
Rêve : On est en cours d’Arts Plastiques, mais Jenny ne m’a pas invité à venir travailler à côté d’elle.
20 Décembre
Je les vois à la pause avant le cours d'Histoire de l'Art. Elles s'en vont quand Romain et moi partons pour l'annexe. On les suit un moment, puis elles bifurquent vers le foyer. Je m'installe à côté de Romain et elles arrivent peu après. Jenny vient s'asseoir face à nous et nous commençons à rigoler tous les trois. Puis, je me mets avec elle pour travailler. On ne parle presque pas. La deuxième heure de cours n'est pas obligatoire : le prof a conseil. J'hésite à partir. Romain veut retourner au Lycée voir les préparatifs du concert de ce soir. Il pleut. On se fume une clope devant l'annexe et je pars avec lui.
Une heure plus tard, elle revient de l'annexe et traverse la cour. Une demi-heure plus tard, je reviens de chez Romain et on se croise à l'entrée. Elle s'en va, sous la pluie, avec son carton et une boîte, un vieux travail. On parle un peu : elle va attendre sa mère et rentrer. J'aimerais rester avec elle, mais je ne sais pas quoi dire pour la retenir un peu. J'aurais dû lui proposer d'attendre avec elle. Elle me souhaite une bonne soirée. Véronique m'invite à assister au concert à côté d'elle, et le père de Maïa me ramène.
21 Décembre
J'arrive en avance au cours. Elle est là, avec les premiers idiots de la classe. Elle me dit bonjour de loin et vient aussitôt me faire une superbe bise avec un large sourire. Je m'assieds. Elle est à la table juste devant mais se tourne vers moi. On ne dit rien. On n'arrive pas à casser la glace. Le prof arrive : pas de cours, il y a conseil. On s'en va passer l'heure de creux dans la cour. Elle discute avec Maïa, à deux mètres. Et c'est les vacances. Le soir, je lui écris une lettre que je garde dans ma poche, dans mon Rimbaud.
26 Décembre
Je relis " Pêcheur d'Islande" et je pense à Jenny. J'ai envie de la voir pendant les vacances, mais je n'ai pas son numéro et je ne connais son nom. Plus j'y pense et plus je me dis que ça ne peut être autrement : elle m'aime, c'est sûr. Et moi aussi, je ne pense qu'à elle. Je l'aime. Que c'est simple d'aimer...
30 Décembre
Rêve : Je suis dans mon lit. Axelle est assise à côté de moi, elle semble heureuse. Elle me demande si je peux l’embrasser. Je lui avoue que c’est exactement ce que j’allais lui demander. Elle me fait deux bises sur la joue superbes. Et on s’embrasse vraiment. C'est plutôt agréable comme petit rêve de fin d'année, d'autant qu'aucune fille ne m'embrasse jamais, même en rêve !
31 Décembre
Soirée du Nouvel An chez les jumeaux. Anne-Gaëlle est là. Je passe avec elle chez Olivier qui ne peut pas sortir : il vient de subir une opération suite à son pneumothorax. Mais il semble avoir la forme. Je n'arrête pas de penser à Jenny. J'aurais voulu l'appeler et lui dire que je l'aime. J'aurais voulu être avec elle…
2 Janvier 1994
Rêve : J’arrive au lycée. Il pleut. Ils ont tous des prospectus du concert de mon groupe, mais je leur dis qu’il est annulé. Je vois Jenny, mais je sens qu’elle ne m’aime pas, qu’elle se moque de moi. Je repars du lycée par un chemin qui borde une forêt, le long duquel se trouvent plusieurs maisons d’élèves, blanches, avec de grands jardins superbes. C'est affreux de penser qu'elle m'aime peut-être et qu'on n'est pas ensemble. Je la vois demain.
3 Janvier
Je n'ai presque pas dormi, je ne vais pas en cours. Je ne suis pas bien du tout. Je suis triste : il est 16h et elle est en cours, toute seule, sans moi. Pense-t-elle à moi, est-elle triste que je ne sois pas venu ? S’en est-elle seulement aperçue ?
4 Janvier
Ca va un peu mieux. J'ai une grosse fièvre, j'ai envie de rentrer dès la première heure, mais je me force pour au moins aller en Art. Je ne vais pas en récrée, je monte directement. Elle est sur le palier. Je passe et lui dis bonjour. Elle me répond et je me dis que tout est foutu. Je vais m'asseoir dans le couloir, la salle est fermée. Cinq minutes plus tard, elle me rejoins et demande ce que je lis : Robert Desnos, mais elle n'ajoute rien. Je reprends ma lecture, sans plus pouvoir lire une seule ligne. On est comme deux idiots, tous seuls dans ce maudit couloir, et rien ne se passera. Puis, je me fais virer du cours parce que je refuse d'enlever ma casquette. Elle se retourne vers moi et insiste tout bas, me dit de rester, de retirer ma casquette, que c'est trop idiot. Oui, mais ça tombe bien, je n'avais pas envie de rester à contempler son dos, sa nuque, ses cheveux, ses mains, pendant deux heures. Ca m'énerve qu'on ne puisse pas se voir autrement, rien que tous les deux, qu'on n'ait jamais le temps et le courage de se parler, de mieux se connaître, qu'au lieu de cela on se croise et se rate tous les jours.
11 Janvier
Je discute avec Patricia devant l'annexe. Jenny et Maïa passent devant nous pour aller en cours. Ni bonjour, ni rien. Pas un regard. J’ai l'impression de mourir. Puis, je vais me mettre à côté d'elle et ça va mieux : elle me sourit et on parle un peu. Je jète un coup d'oeil sur son cahier de correspondance : elle s'appelle Jenny Feray et vit à Gournay-en-Bray, ou Fontaine-en-Bray, mais je n'en suis pas très sûr. Pas plus que de sa date de naissance, début Mai 1977 je crois.
13 Janvier
Jour triste. A 9h30, je croise Jenny dans le couloir : elle me fait un petit signe de la main car je ne l'avais pas vue. Elle est avec Patrick, un copain de l'an dernier qui a passé son bac. Il me semblait bien avoir entendu Maïa dire qu'elle avait un copain, Mardi dernier. Je les revois, à midi. Je n'existe plus...
14 Janvier
Evidemment, je ne la vois pas de la journée.
16 Janvier
Rien. Je pense à elle. A moi. Dire que j'ai envie de vivre plein de choses, de faire plein de choses, de créer, et que je ne fais rien, même moins que rien. Son absence m'anéantit, je n'ai plus goût à rien, je veux juste la voir, tout le reste m'est égal. Créer ne sert à rien, quand on a envie de tout. Tout ce que peut donner la vie, l'amour.
18 Janvier
Je m'aperçois qu'avec un regard dégoûté elle peut me paraître insignifiante. Elle se valorise trop.
25 Janvier
J'ai droit à une bise de Jenny, au début du cours, puis plus rien. Je vais dehors fumer une clope avec Patricia et une fille de sa classe, Jane. Elle fête ses 21 ans samedi soir, justement chez Jane. Et j'y suis convié. Elle me donne l'adresse et le numéro de téléphone. Elle s'appelle Jane Ancelot, et habite rue du Renard, près de chez mon prof de guitare.
29 Janvier
Je vais lentement à la soirée de Patricia, rue du Renard. Je discute un peu avec Jane, et on sympathise très vite. J'apprécie lorsque quelqu'un accepte de parler avec moi, ce qui est plutôt rare. Elle m'explique qu'en fait elle n'aime pas son prénom et que ses amis l'appellent "Jean". Dans sa cuisine, elle a l'affiche des " Amants du Pont Neuf" : on est tous les deux amoureux du film. Elle peint. Elle est jolie. C'est une femme. J'ai hâte de m'approprier ma vie comme elle le fait. Mais je l'ai trouvée aussi un peu distante et froide.