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L'inespérée
L'inespérée
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1 février 2010

L'hâte hante

ATTENTE. Tumulte d'angoisse suscité par l'attente de l'être aimé au gré de menus retards (rendez-vous, téléphones, lettres, retours).

1. J'attends une arrivée, un retour, un signe promis. Ce peut être futile ou énormément pathétique : dans « Erwartung » (Attente), une femme attend son amant, la nuit, dans la forêt; moi, je n'attends qu'un coup de téléphone, mais c'est la même angoisse. Tout est solennel : je n'ai pas le sens des proportions.

2. Il y a une scénographie de l'attente: je l'organise, je la manipule, je découpe un morceau de temps où je vais mimer la perte de l'objet aimé et provoquer tous les effets d'un petit deuil. Cela se joue donc comme une pièce de théâtre. Le décor représente l'intérieur d'un café ; nous avons rendez-vous, j'attends. Dans le Prologue, seul acteur de la pièce (et pour cause), je constate, j'enregistre le retard de l'autre ; ce retard n'est encore qu'une entité mathématique, computable (je regarde ma montre plusieurs fois); le Prologue finit sur un coup de tête: je décide de « me faire de la bile », je déclenche l'angoisse d'attente. L'acte I commence alors ; il est occupé par des supputations: s'il y avait un malentendu sur l'heure, sur le lieu ? J'essaye de me remémorer le moment où le rendez-vous a été pris, les précisions qui ont été données. Que faire (angoisse de conduite) ? Changer de café ? Téléphoner ? Mais si l'autre arrive pendant ces absences ? Ne me voyant pas, il risque de repartir, etc. L'acte II est celui de la colère ; j'adresse des reproches violents à l'absent: « Tout de même, il (elle) aurait bien pu...», « Il (elle) sait bien... » Ah! si elle (il) pouvait être là, pour que je puisse lui reprocher de n'être pas là! Dans l'acte III, j'atteins (j'obtiens ?) l'angoisse toute pure : celle de l'abandon; je viens de passer en une seconde de l'absence à la mort; l'autre est comme mort: explosion de deuil: je suis intérieurement livide. Telle est la pièce; elle peut être écourtée par l'arrivée de l'autre; s'il arrive en I, l'accueil est calme ; s'il arrive en II, il y a « scène » ; s'il arrive en III, c'est la reconnaissance, l'action de grâce : je respire largement, tel Pelléas sortant du souterrain et retrouvant la vie, l'odeur des roses.

(L'angoisse d'attente n'est pas continûment violente; elle a ses moments mornes; j'attends, et tout l'entour de mon attente est frappé d'irréalité : dans ce café, je regarde les autres qui entrent, papotent, plaisantent, lisent tranquillement: eux, ils n'attendent pas.)

3. L'attente est un enchantement: j'ai reçu l'ordre de ne pas bouger. L'attente d'un téléphone se tisse ainsi d'interdictions menues, à l'infini, jusqu'à l'inavouable : je m'empêche de sortir de la pièce, d'aller aux toilettes, de téléphoner même (pour ne pas occuper l'appareil); je souffre de ce qu'on me téléphone (pour la même raison); je m'affole de penser qu'à telle heure proche il faudra que je sorte, risquant ainsi de manquer l'appel bienfaisant, le retour de la Mère. Toutes ces diversions qui me sollicitent seraient des moments perdus pour l'attente, des impuretés d'angoisse. Car l'angoisse d'attente, dans sa pureté, veut que je sois assis dans un fauteuil à portée de téléphone, sans rien faire.

4. L'être que j'attends n'est pas réel. Tel le sein de la mère pour le nourrisson, « je le crée et je le recrée sans cesse à partir de ma capacité d'aimer, à partir du besoin que j'ai de lui » : l'autre vient là où je l'attends, là où je l'ai déjà créé. Et, s'il ne vient pas, je l'hallucine: l'attente est un délire. Encore le téléphone: à chaque sonnerie, je décroche en hâte, je crois que c'est l'être aimé qui m'appelle (puisqu'il doit m'appeler) ; un effort de plus, et je « reconnais » sa voix, j'engage le dialogue, quitte à me retourner avec colère contre l'importun qui me réveille de mon délire. Au café, toute personne qui entre, sur la moindre vraisemblance de silhouette, est de la sorte, dans un premier mouvement, reconnue. Et, longtemps après que la relation amoureuse s'est apaisée, je garde l'habitude d'halluciner l'être que j'ai aimé : parfois, je m'angoisse encore d'un téléphone qui tarde, et, à chaque importun, je crois reconnaître la voix que j'aimais : je suis un mutilé qui continue d'avoir mal à sa jambe amputée.

5. « Suis-je amoureux? - Oui, puisque j'attends. » L'autre, lui, n'attend jamais. Parfois, je veux jouer à celui qui n'attend pas; j'essaye de m'occuper ailleurs, d'arriver en retard; mais, à ce jeu, je perds toujours : quoi que je fasse, je me retrouve désoeuvré, exact, voire en avance. L'identité fatale de l'amoureux n'est rien d'autre que : je suis celui qui attend.

6. Un mandarin était amoureux d'une courtisane. « Je serai à vous, dit-elle, lorsque vous aurez passé cent nuits à m'attendre assis sur un tabouret, dans mon jardin, sous ma fenêtre. » Mais, à la quatre-vingt-dix-neuvième nuit, le mandarin se leva, prit son tabouret sous son bras et s'en alla.

In « Fragments d’un discours amoureux », Roland Barthes, 1977

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Commentaires
L
Merci, à vous aussi.<br /> Je reviens dès que j'ai trouvé quelque chose à dire.
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G
Vive Winnicott !<br /> Tu occupes de nouveau l'espace, c'est pas trop tôt :)<br /> <br /> Bonne fin de semaine !
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L
Oui, ne sachant pas trop comment rediriger ce blog qui n'a pas grande utilité, je vais peut-être faire un peu comme toi... mais pas trop longtemps parce que c'est quand même bien de s'exprimer un peu personnellement.<br /> Merci pour le lien.<br /> De mon côté, on peut aussi lire ceci : http://laurentrenault.canalblog.com
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I
ça commençait à faire long...presqu'un mois!<br /> Et tiens il y a du changement dans la direction...<br /> si cela te dit de lire mes fragments à moi: http//litte.canalblog.com
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